De l'aube à l'aurore - Goutte de sang - Entendre (4)

Un monde à refaire

Oradour
Goutte de sang

Entendre (4/4)

Je voudrais voir la tête de Cravate quand il viendra dans le cachot pour me tourmenter et qu'il ne verra personne. Il croira peut-être que je suis devenu invisible. Puis cette éventualité m'inquiète, il donnera sûrement l'alerte !
Dans ce cas, que feront les soldats ? Croire que je suis déjà loin et ne rien faire ou bien fouiller la maison ? De toute manière ils la fouilleront. Mieux vaut fuir tout de suite ! Tant pis si c'est en plein jour ! Je bénéficierai de l'effet de surprise et je serai loin avant qu'ils tirent.

Comme je me lève pour partir, la porte s'ouvre, c'est Comtesse, je me renfonce derrière des caisses. Elle semble vaciller, elle ferme la porte à clef. Pourquoi s'enferme-t-elle ? Elle n'allume pas, elle sort une petite lampe de poche, dont le fin faisceau fait le tour de la pièce.
Son comportement étrange m'inquiète, je me renfonce dans ma cachette. Comtesse approche, elle s'arrête près de moi. Elle va me voir, c’est certain. Je n'ose plus respirer. Être capturé, ce serait la fin de mes espoirs d’évasion.
Heureusement elle fait demi-tour. Elle ouvre une caisse, puis une autre. Dans la troisième, elle prend des papiers qu'elle fourre en poche. Je parierais que ce sont des billets de banque. Voilà pourquoi elle est si discrète, elle se sert dans le butin des ennemis !
Elle revient vers moi. Le pinceau de lumière vagabonde un peu partout, il me passe sur le visage, je me fais aussi caisse que possible. Elle sent l'alcool, elle a l’air ivre, voilà pourquoi elle ne me voit pas !
Je la vois venir vers moi avec angoisse ! Elle s’arrête devant ma cachette. Elle ouvre une boîte, hésite, la referme. Elle va un peu plus loin. Elle est tellement soûle qu’elle ne m’a même pas vu. Si l'absence des soldats vient d'une soûlographie générale, j'ai eu tort de ne pas avoir fui.
Elle revient vers moi, elle est tout près. Et d’un geste vif et précis, surprenant pour une personne ivre, elle me saisit le bras.
- Qu'est-ce que tu fous ici, petit bonhomme ?
Elle m'engueule à voix basse, ce qui me semble bizarre.
- Euh... je… j’ai quitté la prison, Madame.
Elle me lève le bras et me force à sortir de ma cachette.
- Est-ce que tu crois que je ne t’ai pas vu entrer ? Qui t’a chargé de m’épier ?
Je tremble de tous les membres.
- N… non…
- Pas la peine de me raconter des histoires ! C'est sûrement le caporal.
- Non, Madame.
- Tais-toi ! Tu n’es pas sorti tout seul de ta cellule, quelqu’un t’a aidé. Et il t'a demandé de te cacher ici pour espionner. Il t’a sûrement promis la liberté en échange. Et tu l'as cru, pauvre naïf ! Parle, gamin !
- C'est pas vrai, Madame.
- On te presserait le nez qu'il en sortirait du lait et tu trempes dans des combines pareilles. Tu es une petite merde !
Je me tais. Je bous de révolte contre Comtesse qui s'enrichit sur la mort des habitants du village, mais je me contrains à contenir ma colère. Je dois patienter et devenir le plus fort.
- Tu as joué la mauvaise carte, petit ! Tu aurais dû me faire confiance. Les terroristes arrivent, c’est le sauve-qui-peut général, le moment rêvé pour t'aider à fuir !
Je réprime un sourire. Encore tenir un peu et je serai sauvé ! Comtesse sera exécutée par l’armée de libération, elle l'a bien cherché.
- Le caporal t'a menti, il ne te libérera pas, c'est le sergent qui décide. Si les terroristes me prennent, je risque ma peau. Mais si j'ai sauvé un gosse de la mort, qui plus est le frère d'un des leurs, ça change tout.
Je ne l’écoute qu'à demi, je pense à un moyen de fuir.
- Tu comprends cela, petit idiot ? C'est à moi que tu devais faire confiance, et à moi seule !
Affolé, je me dégage le bras de l’étreinte de Comtesse ; la rage et la peur me donnent de la force. Je me jette en avant en bousculant les caisses, je la heurte violemment.
- Méchante ! Vous tuez, vous volez !
Prise de court, elle dégaine une arme. Je recule contre les caisses.
- Ah ! Tu es moins fier, gamin. Pour qui tu te prends pour m’injurier de la sorte ? Je voulais te libérer et toi, tu allais me donner ! Tant pis pour toi !
Je suis coincé, j'écoute la musique mais pas les paroles. Je touche mon morceau de tissu, je me répète ma formule d’amour, car c’est la seule réponse que je puisse donner à sa haine. Je prends l'air penaud du petit enfant pris sur le fait.
- Madame, je vous aime.
Comme ces paroles me semblent tout à fait hors de propos, je me tasse contre les caisses. Il y a du bruit dans le couloir. Comtesse ne m'écoute pas, elle semble tracassée.
- Je me suis énervée, petit vaurien, et maintenant tu en sais trop. Le plus simple serait de t’abattre. Après tout, tu n'es qu'un évadé.
Je suis plus mort que vif, bourrelé d’angoisse, je n’ose même pas implorer pitié. Je hurle : « Au secours ! »
Comtesse défait la sûreté de son arme. On frappe violemment à la porte. Elle a un frisson, elle bloque la sûreté et range son arme. Elle me tire de ma cachette et ouvre la porte. Gants-blancs entre et me voit.
Pendant qu'il retourne dans le couloir pour appeler les soldats, Comtesse me souffle à l’oreille : « On peut encore s’entendre si tu veux. Je ferai ce que je peux pour te tirer de là. »

Trompette et Balafre entrent, ils me prennent chacun par un bras et ils m’emmènent. Je me laisse faire, je suis soulagé d'avoir échappé à la mort. Ils me poussent dans mon cachot et ferment la porte à clef.
Pourquoi n'ai-je pas fui quand c'était possible ? Pourquoi n'ai-je pas trouvé un arrangement avec Comtesse ?