De l'aube à l'aurore - Goutte de sang - Désobéir (4)

Un monde à refaire

Oradour
Goutte de sang

Désobéir (4/6)

Je tremble de peur. Tant que les soldats barreront la route, je ne pourrai pas rentrer chez moi. Et j'ignore combien de temps ils vont rester ! Revenir par le gué est long et surtout je ne me sens pas le courage de traverser ce maudit gué.
Cette balade est une catastrophe. Mes parents vont se lever, maman va voir mon lit vide, mes vêtements de jour sur la chaise, mais pas mes baskets. Elle aura tout de suite compris. C'est l'engueulade assurée !
Je râle. Me voilà coincé en plein bois en tenue de nuit alors que j'aurais pu rester douillettement dans mon lit. Comment puis-je commettre des bêtises pareilles ?

J'entends déjà maman me dire qu'on est toujours puni par où on pèche et que je me suis conduit comme un petit garçon. Comment mes parents peuvent-ils me parler ainsi à l'âge que j'ai ? Je ne suis pas un petit de maternelle à qui on fait le leçon !
Mais le pire, c'est que quand mes parents me traitent de petit garçon, j'ai l'impression de le devenir, je réagis comme si j'en étais un et je finis par leur donner raison. Comment puis-je sortir de ce cercle infernal ?
Je dois mobiliser toutes mes forces pour leur résister. Mon travail d'Hercule, c'est m'opposer à mes parents et leur montrer que je suis un grand garçon. Ceci dit, ce n'est pas en courant les bois en pyjama que je vais y parvenir !
Tout compte fait, je leur raconterai que je suis sorti pour voir la rivière, mais qu'une patrouille ennemie m'a empêché de revenir ; ce sera moins compromettant que la balade complète, mais cela ne me permettra pas d'échapper à la réprimande.

Perdu pour perdu, autant en profiter pour me chauffer au soleil !
Je mets mon top et mes baskets à sécher et je m'assieds sur la roche. Je me frictionne. La chaleur m'emplit d'aise et de joie. Je me lève et j'entame une danse sauvage. Je ne savais pas que le soleil pouvait faire tant de bien !
Personne ne vient, personne ne viendra. Je m'étends sur la roche réfractaire pour me remettre de ma nuit interrompue, de ma marche et de mes émotions.


Je suis libre comme le vent, jeune poulain qui fend l'air marin, vivifié par les embruns. Je suis le fils de la jungle, je vole de liane en liane, je cours à perdre haleine. Je me laisse choir sur un tapis de mousse, je halète. Je suis ivre de mes prouesses. Dans mon paradis, il n'y a ni parents, ni école, ni grand frère à qui je doive obéir.
Des guerriers hostiles sortent du bois, je fuis, je cours à toute allure. Des flammes crépitent derrière moi ! La savane a pris feu, le brasier couvre l’horizon. Je fuis, le feu se rapproche, les flammes m’entourent, des arbres s’effondrent dans des gerbes d’étincelles, je vais brûler vif, je crie. Je bondis dans la rivière.
Épuisé, je me couche dans un nénuphar géant d'Amazonie. Il forme une bassine d’eau tiédie par le généreux soleil tropical. Mais l'eau devient froide, la rivière devient torrent, elle m'emporte comme un fétu.
Je plonge, je résiste au courant. En vain ! Il m’entraîne dans une chute d'eau vertigineuse. Je roule entre les rochers, je tombe, je crie, je hurle ! Je m'éveille bien plus bas dans l’eau glacée d’un bassin, je suis étourdi. À grand-peine je gagne la rive.
Je n’ai pas le temps de souffler, les guerriers brandissent leurs lances, je fuis. Ils gagnent du terrain. Je me retourne, je ne vois pas l'immense toile d'araignée qui me barre la route, je fonce droit dedans.
Les fils me collent à la peau, plus je me débats plus je m'entortille, le filet gluant m’enserre les bras et les jambes. Je suis prisonnier, je suis chrysalide. D'énormes mygales avancent vers moi, les guerriers lèvent leurs armes, je pousse un hurlement. Et j'ouvre les yeux.


Je suis couché sur la roche. Quel affreux cauchemar ! Je le retiens, Pierre et ses vieux films. Le fils de Tarzan ! Je ne sais pas pourquoi cette histoire banale m'a tant impressionné, j'ai vu des thrillers bien plus terribles que ça.
Mon top est sec, mais mes baskets sont humides. Je m'habille et je monte à la source de la Fagne-aux-Loups pour étancher ma soif. Est-il dix heures ou midi ? Je n'en ai aucune idée. Je voudrais revenir chez moi au plus vite.
Comment échapper au sermon parental ? J'affine ma stratégie. Ma dernière version, c'est le petit enfant terrifié par les méchants soldats avec pleurs, frayeurs et tremblements. J'espère attendrir mes parents, me faire réconforter et éviter une punition.

Le barrage routier est-il encore en place ?
Je descends jusqu'à la route d'Assenois, je longe prudemment la roche et je jette un coup d'œil. Il est toujours là, il m'effraie moins que la première fois. Je remonte discrètement jusqu'à la Chaire-à-Prêcher. Je retire mes baskets et je les mets à sécher.
J'ai faim, j'en ai marre. Ces soldats m'énervent ! Pourquoi font-ils ces manœuvres juste le jour de ma balade ? Je ne peux pas bouger tant qu'ils seront là. Je n'ai pas envie d'aller à Assenois, à dix kilomètres d'ici, dans mon pyjacourt rose. Encore une de mes idées géniales !
Si cela tombe, mes parents sont à ma recherche et vont se pointer. S'ils me voient ici, cela va être ma fête ! Je me blottis derrière un rocher. Pour le moment, je ne peux que patienter et espérer. Et je fais mieux d'attendre un bon moment si je veux ne pas me faire surprendre par un véhicule ou des soldats ennemis.