Désobéir (3/6)
Je tremble de froid. L'eau d'une rivière ardennaise, c'est bien pire qu'une douche glacée de papa.
Le flic flac de mes baskets m'accompagne tandis que je gravis la forte pente qui mène à la
Fagne-aux-Loups.
Le cri désolé d'un oiseau de nuit m'annonce la venue de l'aube. Et bientôt, d'autres oiseaux se mettent
à chanter. Leurs chants croissent et me portent vers la hauteur. Ils viennent par vagues successives
demander le retour du jour.
J'arrive au sommet avec entrain. Mon visage, mes bras et mes jambes sont secs. J'aurais mieux fait de
retirer mon top. Je l'ôte, je le tords et à ma grande surprise, il en sort un filet d'eau. Rien ne
sèche à l'heure de la rosée.
En plus mon pyjama est rose, car maman, en bonne catholique, prétend que le bleu, la couleur de Marie,
est celle des filles et le rouge est celle des garçons. Le garçon qui veut être une fille n'a qu'à
voir la vie en bleu !
Je traverse le carrefour de la Fagne-aux-Loups et je descends rapidement à la Chaire-à-Prêcher. En
dépit de quelques contrariétés, cette balade est une réussite. Je vois déjà Vénus briller, l'étoile
du berger !
Bientôt le soleil va la faire disparaître. Je vais assister à toutes les phases de son lever. Puis je
descendrai à la maison, qui est proche à présent et je me mettrai au lit. Mon pyjama sera sec d'ici
là.
Je hume avidement la fraîche odeur des plantes matinales. Comme d'habitude, l'effort physique me met
en forme. Je me sens bien, j'ai envie de courir, de danser, de chanter. Mais je me calme pour me
préparer à accueillir la merveille de l'aurore.
Je suspends mon top à une branche et je retire mes baskets pour les laisser sécher. Je me laisse imprégner
par la magie de la Chaire-à-Prêcher dans l'incertaine clarté qui précède l'apparition du soleil.
En contrebas, dans le brouillard, sur la route d'Assenois, le bruit des camions annonce la reprise des
activités humaines. Chaque jour est un nouveau défi pour l'être humain, demain verra se décliner une
autre histoire, il y a un matin pour chaque habitant de la planète.
Ce paysage superbe m’emplit d’une joie profonde, d’un sentiment de puissance, d’un mélange d’orgueil et
d'altière fierté. Je ne fais plus qu'un avec la nature, je suis au sommet du monde. Devant moi, à perte
de vue, la forêt est une mer de verdure forte et paisible.
Je suis le roi de la terre, l’empereur du lointain, le souverain revenu au pays. C’est le plus beau matin
de l'été naissant ; le soleil me convie à partager sa gloire.
Des embruns matinaux accourent de l’horizon pour me flatter le visage, ils me lancent des mots d'ordre
décisifs ; je suis à la fois les flots furieux et la frêle silhouette qui les affronte. Je suis tout,
je suis rien, je suis moi.
Qui est ce héros sur la grève ? Ses cheveux flottent au vent comme un étendard, il défie l'océan sylvestre
du haut de son rocher. C’est l’enfant du soleil, le créateur de la tempête. Et je crie et je hurle dans
le fol espoir de couvrir la terre entière d’une parole définitive.
Une fine ligne scintillante à la cime des arbres m'annonce la venue de l'astre du jour. Sous peu il
donnera lumière et chaleur à tout ce qui vit. Je perçois d'autant mieux la chaleur montante que j'ai eu
bien froid.
Petit à petit le disque solaire émerge. Il semble immense, je ne me lasse pas de l'observer. Bientôt il est
complètement visible dans un ciel limpide. Je rayonne de joie. La journée promet d'être chaude.
C'est le moment de revenir à la maison. J'enfile mon top et mes baskets, ils sont crus et froids ; le
corps en mouvement sèche mieux que le soleil levant. J'ai hâte de retrouver la chaleur de ma chambre.
Dans moins d'un quart d'heure je serai couché dans mon lit, ni vu ni connu. Cela me fera du bien après toutes
ces émotions. En tout cas, c'est la dernière fois que je sors en cachette. J'ai eu trop peur, j'ai eu
trop froid.
Le chemin empierré dégringole vers la route d'Assenois. Et celle-ci est aussi en forte pente ; après deux
épingles à cheveux et une courte descente j'atteindrai le pont à l'entrée du village.
C'est jour de messe. Maman veut que j'y aille sous prétexte que je dois montrer l'exemple puisque j'ai
fait ma profession de foi le mois passé. Je vais devoir mettre ma tenue d'enfant sage et l'accompagner
à l'office de dix heures.
Mais je ne suis pas un Petit Lord Fauntleroy. Je préfère courir les bois avec les scouts ou même faire
du jardinage. Christelle prend ma défense, car elle déteste la messe, les religions et à peu près tout
ce à quoi nos parents accordent de l'importance. Par contre, Pierre et papa sont favorables à ma tenue
de dimanche, mais eux ne vont pas à l'église !
Il n'y a que maman, un quarteron de bigots et moi. Le vieux curé est déprimé par ses paroissiens plus païens
que chrétiens, par ses supérieurs plus conservateurs qu'accommodants et surtout par les affaires qui font
les gros titres des journaux.
Comme je dévale la route, j'entends des voix. La langue des occupants ! Un frisson me parcourt de la tête
aux pieds, je me serre contre la roche. Là-bas, après le tournant, des ennemis parlent.
Je reste caché, j'avance lentement et je jette un coup d'œil. Au bout de la ligne droite qui précède la
première épingle à cheveux, des soldats ont établi un barrage routier. Il s'agit des troupes d'élite ;
je reconnais leur uniforme vert foncé.
Prudemment je fais demi-tour, je monte à pas de loup vers le sentier, puis je grimpe ventre à terre jusqu'à
la Chaire-à-Prêcher.