De l'aube à l'aurore - Goutte de sang - Désobéir (2)

Un monde à refaire

Oradour
Goutte de sang

Désobéir (2/6)

Je sors de mon lit, j'enfile mes baskets, je serre les velcros et j'ouvre la porte de ma chambre. Tout est calme. Je descends l'escalier sur la pointe des pieds, je file dans la cuisine et j'ouvre la porte du jardin. Dehors c'est nuit et brouillard.
Je ferme doucement la porte, je vais au fond du jardin, je franchis le muret et j'atterris dans la prairie de Firmin, je longe la clôture, je passe non loin des vaches, je me glisse entre deux fils de fer barbelés et j'accède à la rue.
Le froid matinal m'émoustille, je marche d'un bon pas. Papa m'aurait sûrement dit de mettre un pull, mais à l'âge que j'ai, je ne crains plus le froid. Et puis me balader dans mon pyjama d'été m'excite et me stimule. J'ai peur qu'on me voie, mais je ne cours aucun risque, car tout le monde dort le dimanche matin.
J'étends les bras, je suis avion, je vole. Le brouillard m'humecte les bras et les jambes. Je pense aux douches glacées dont papa vante les vertus, plus pour ses enfants que pour lui-même d'ailleurs. Je frissonne.
J'avance rapidement, mon nez fend l'air humide. Je serai de retour à sept heures, bien avant que mes parents se lèvent. Je retirerai mes baskets avant d'entrer, je monterai à l'étage sans faire de bruit et je me glisserai dans mon lit, ni vu ni connu !

La rivière gronde. Les terribles orages des derniers jours l'ont grossie, je veux la voir de près, je descends sous le pont. L'eau est en colère. Je plonge le bras, elle est glacée. Je lève la main et je laisse des gouttelettes tomber, petites perles que je devine dans l'obscurité.
Je devrai faire gaffe en traversant le gué du vieux moulin ; déjà en temps ordinaire, les pierres sont arrondies et glissantes et le courant est très fort. Bien sûr je pourrais couper au court par la route d'Assenois, mais j'arriverais trop tôt pour le lever du soleil et surtout je ne veux pas renoncer à ma balade.

Tout à coup je tressaille ! Derrière moi il y a quelqu'un ! Une onde glacée me parcourt l'échine. Sans faire de bruit je me laisse tomber derrière un buisson. Un peu plus haut, sur la route, à quarante mètres à peine, des silhouettes marchent en silence.
Elles sont dix, vingt ou plus, je ne sais pas, des hommes en armes, des soldats de l'armée d'occupation. C'est incroyable, on n'en voit jamais ! Et il s'agit des troupes d'élite, car ils portent le taiji sur l'avant-bras de leur veste d'uniforme.
Cela accroît mon effroi. Maman dit que les soldats d'élite n'hésitent pas à tirer sur les enfants, mon grand frère Pierre prétend même qu'ils les enterrent vivants, ma grande sœur Christelle se moque d'eux et papa ne se prononce pas. Comment puis-je me faire une opinion ?
Je ne bouge pas, je retiens ma respiration. Bien après leur passage, je reste figé de peur. Je tremble, mais cette fois ce n'est plus à cause du froid !

Après un temps qui me semble infini, je me lève avec précaution. Que faire ? Revenir à la maison m'obligerait à les suivre au risque de me faire prendre ; poursuivre ma balade, c'est risquer d'en rencontrer d'autres. En tout cas je dois bouger sinon, vêtu comme je le suis, je vais attraper la crève !
Comme j'ai trop peur de les suivre, je poursuis ma balade. Quand je serai sur le chemin qui mène au vieux moulin, je serai en sécurité, car les soldats n'empruntent que les routes. Je force le pas et je fais le moins de bruit possible.
Dix minutes plus tard j'aperçois le chemin du salut. Je m'y engage résolument, je ne ralentis qu'après deux cents mètres, j'ai échappé aux soldats !
Mais je râle. Pourquoi l'armée d'occupation a-t-elle organisé une marche de nuit dans notre coin perdu juste au moment où je faisais une balade ? Ce n'est vraiment pas de chance !

Plus j'avance, plus je suis inquiet. Rien ne dit que les soldats sont venus par la route, ils ont pu passer par le vieux moulin. Suivre une route est trop facile pour des soldats d'élite. Je ne serai en sécurité qu'après avoir traversé le gué. Je force l'allure.
Dans l'obscurité, le chemin me semble plus long que d'habitude. Je marche, je trotte, je galope. Au terme d'une course échevelée, je devine le gué dans le brouillard. Angoissé, je bondis dans la rivière, je veux la franchir en profitant de mon élan.
Un puissant courant s'empare de mes jambes, je me redresse, il suffirait d'un peu de chance. Mais mon pied droit glisse sur un galet, je perds l'équilibre, je pousse un cri, je tombe bruyamment dans l'eau glacée et les remous m'emportent.
La rivière me roule en tous sens. J'agrippe une pierre, je me serre contre elle, je tiens bon et je rampe jusqu'à un endroit moins profond. Je me lève et je gagne prudemment la rive.

J'écoute, tout est silence. Il ne doit pas y avoir un seul soldat à des kilomètres à la ronde, car il m'aurait immanquablement repéré avec le bruit que j'ai fait. Je suis un peu rassuré.
Et je suis frigorifié ! Je suis trempé de la tête aux pieds.
Par bonheur je n'ai pas perdu mes baskets, mais elles sont gorgées d'eau. Prudemment je me cache derrière une rangée d'arbres, je retire mes baskets et je les vide.
Mon pyjama léger est une chance, car avec des vêtements lourds et gorgés d'eau j'aurais eu du mal à résister au courant.
Mais je ne suis pas fier de moi. Je voulais être prudent, discret et silencieux. En fait je me suis affolé et j'ai fait tout le contraire.