De l'aube à l'aurore - Goutte de sang - Désobéir (1)

Un monde à refaire

Oradour
Goutte de sang

Désobéir (1/6)

Peu après la Fagne-aux-Loups, le sentier s'élargit avant de descendre. Cent mètres plus bas, il permet d'accéder à une vaste aire pierreuse qui domine le confluent et qu’on appelle dans le pays la Chaire-à-Prêcher.
Il paraît que c'est du haut de ce rocher que Juste l’Hermite lança l’appel aux armes pour libérer le tombeau du Sauveur, car le Seigneur nous a apporté non la paix mais l'épée : « Que celui qui n'a pas d'arme vende son manteau pour s'en procurer ! »
Et me voici chevalier, preux et féal, campé droit, cheveux blonds dans le vent, yeux bleus fixant l'horizon ! J'écoute fièrement le sermon enflammé de l'ermite saint. Armé de pied en cap dans mon armure neuve, j'affronte sans peur et sans reproche le vent glacé du Levant.

Le visage de l'ermite s'efface devant celui de Christelle, ma grande sœur, qui s'exprime avec sa verve coutumière.
« Tu as de l'éloquence, Juste, quand tu parles à des adolescents. Mais parmi ceux que tu as persuadés de partir, combien sont revenus ? Et parmi leurs capitaines, plus soucieux de racheter leurs péchés que de libérer un tombeau, combien sont morts au loin ?
Quand cesseras-tu d'encourager au martyre des jeunes gens enthousiastes et candides ? Quand cesseras-tu de les bercer de l'illusion de libérer le tombeau inexistant d'un sauveur imaginaire ? Quand cesseras-tu de travestir le réel avec tes contes pour enfants ? »

Une voix claire et bien posée, non exempte d'ironie, lui répond. C'est celle de monsieur Delahaye, mon professeur de sciences, je la reconnaîtrais entre mille. C'est d'ailleurs lui que j'aperçois dans la foule, avec sa chemise déboutonnée et son air mi-sérieux mi-moqueur.
« Et pourquoi la prétendue libération du tombeau imaginaire d’un sauveur improbable ne changerait-elle pas la face du monde ? Ces primates qui se qualifient d'humains s'entichent tellement de leurs croyances naïves qu'ils sont capables des pires folies.
C'est au cri de " Dieu le veut " qu'ils s'arrogent le droit de tuer, de violer et de piller. Et ne disent-ils pas que la mort des hérétiques et des infidèles plaît à Dieu ? Si Dieu existe, tout est permis, il suffit de prétendre que c'est Sa volonté ! »
Et quasi sans transition il ajoute : « Et pourtant que sont les êtres humains ? Une nanoseconde à l'échelle du temps astronomique, un soupçon de folie à l'échelle du cosmos, des singes bavards qui prétendent énoncer le pour du quoi du chaos universel ! »

Les visages de mon professeur et de ma sœur cèdent la place à celui de l'ermite saint, dont j'écoute le discours avec ferveur. Ses grands projets m'enthousiasment, un nouvel horizon s'ouvre devant moi.
Mais voici qu'une force plus grande que la mienne s'empare de mon corps ! Malgré moi je marche vers le soleil levant. Devant moi il n'y a que le vide, mais une pression aveugle et irrésistible me contraint à avancer !
Chevaliers, chefs de guerre et même ermite saint s'écartent pour me laisser passer. Je franchis d'un pas ferme le rebord de pierre comme si j'étais un rapace capable de s'élever librement dans l'air.
Mais je n'en suis pas un, je ne suis qu'un être humain, trop attiré par l'humus pour prendre de la hauteur. Je chute, je tombe de plus en plus vite, je roule sur les rochers, je pousse un long cri de détresse et je disparais dans l'ombre silencieuse de l'abîme.


J'ouvre les yeux. Je suis dans mon lit, mon réveil indique cinq heures moins douze. Quel stupide cauchemar ! J'en frissonne encore. Avec cette aberration des yeux bleus et des cheveux blonds alors que j'ai des cheveux noirs et des yeux marron !

Cinq heures, c'est l'heure où nous devions partir, papa et moi. Dire que j'étais parvenu à vaincre les réticences de maman ! Elle n'avait accepté que parce que papa avait décidé de m'accompagner.
Mais à la dernière minute, oncle Gabriel a appelé papa à l'aide pour réparer son tracteur. Papa a supprimé la balade parce qu'il craignait de revenir très tard. Et je dois dire que je me suis endormi avant son retour.
Mes parents exagèrent. À l'âge que j'ai, dois-je encore donner la main pour faire un tour dans une forêt que je connais comme ma poche ? Il y a la guerre et l'armée d'occupation, c'est vrai, mais cela fait longtemps qu'on n'a plus vu un seul soldat dans le village.
C'est trop injuste ! J'aime le lever du soleil ; il est superbe vu de la Chaire-à-Prêcher et la météo a annoncé un ciel limpide. Mes parents m'exaspèrent. Je suis tout à fait capable de faire cette balade tout seul.