Aimer (2/2)
Ma vie est brisée depuis l’église en feu. Mes amis ont disparu dans le grand brasier. Ils ont subi une mort affreuse ; c’est autre chose que la brûlure d’une cigarette ! Chaque flammèche pique, pince et brûle et cela se multiplie sans cesse. Je frémis. Ils ont peut-être été asphyxiés avant de brûler, mais cette mort n’est pas moins atroce.
Demain c'est mercredi. Nous aurions joué au ballon dans le terrain vague près de la vieille grange.
Nous nous serions bien amusés. Comment tout cela a-t-il pu disparaître aussi brutalement ? Je vis
deux vies complètement différentes.
Je veux partir, sortir, courir. Un désir fou de liberté me prend. Je hurle à gorge déployée. Je prends
ma revanche, car avec mes cris les ennemis ne peuvent pas ignorer que je suis toujours en vie !
Dans deux semaines j'aurais fait mon premier camp scout ; avant j'étais louveteau. Mes camps me laissent
de fortes impressions, les veillées autour du feu, les longues marches, les jeux en plein air, toute
cette vie simple et rude face à la nature, à la pluie, au soleil et au vent.
Finalement seul cela importe, la vie simple et nue face au grand ciel vide ! Je n'ai besoin de rien
d’autre : parents, famille, maison, nourriture, sommeil, joie de vivre, chaleur, tendresse,
gentillesse.
Qu'avons-nous à nous occuper du lointain ? Rien n’est plus mesquin et réducteur que les morales, les
religions, les idéologies, car elles méprisent l’essentiel.
Il n’y a pas de vérité définitive, pas de principes universels, pas de paradis. Il n’y a que la vie dans
sa grande diversité, dans son splendide désordre, dans la certitude de son incertitude, dans
l’infinitude de sa finitude.
Il n'existe que le présent, une fine pellicule vite effacée par le futur et figée dans le passé. Nous
extrayons du passé ce qui nous arrange et nous plaçons dans le futur nos attentes et nos espoirs.
Puis nous noyons le tout dans de la logique, c'est-à-dire du bavardage intelligent.
Nous aimons mieux rêver au passé et au futur que vivre dans le présent. Nous masquons la diversité du
réel par le voile séduisant de représentations qui nous plaisent. Et pour leur donner de la
consistance, nous les appelons des vérités.
La vérité et le mensonge sont les deux faces d'une même fausse pièce de monnaie, car la seule certitude,
c’est que nous ne savons pas.
Puis-je me fixer une ligne de vie pure et claire dans un monde aussi sombre ? Je dois choisir un idéal
élevé, ne pas reculer devant la difficulté. Toutes les routes sont ouvertes, je dois choisir la plus
belle et m’y tenir coûte que coûte.
Me vient aux oreilles la musique plaisante du cours de catéchisme, l'espoir d'un monde réconcilié où tous
pourraient s'entendre. Aimer ses frères en Dieu ? Cette phrase vient d'un autre royaume, elle
m'extrait de la noirceur et de la douleur qui sont mon lot quotidien.
M'est-il possible d'aimer tout le monde, même mes bourreaux ? Est-ce cela que Jésus a voulu nous dire ?
Jusque sur la croix ! C’est le moment d’essayer. Le réussir serait mon ultime défi.
« Aimez-vous les uns les autres comme Je vous ai aimés. »
Aimer mes bourreaux ne peut être que mensonge et hypocrisie ! Sauf qu'aimer ne dépend que de moi. Qu'ils
me torturent ne doit pas m'empêcher de les aimer. Je veux m'inscrire dans une haute destinée qui
justifie ma souffrance et fasse honte à mes ennemis.
Aimer est la cime absolue : « Tu as beau l'emporter sur moi, bourreau, en fin de compte, le bon sera
moi ! »
Rien n'est plus altier. Plus haut, il n’y a que le silence et l’infini. La phrase évangélique prend un
sens plus profond qu'au cours de catéchisme. Elle dévoile son mystère, son étrangeté, son caractère
religieux.
Cette destinée, je dois l'avoir constamment présente à l'esprit tant elle me paraît hors norme. Il y
a cette histoire du prisonnier qui écrit avec son sang. Mon imagination s’exalte, je veux écrire ma
décision avec mon sang. Il suffit d'ouvrir la blessure d'une des chevilles.
À défaut de papier, j'ai du tissu. Je retire mon top, je le déchire avec les dents et j'obtiens un morceau
plus ou moins rectangulaire. Puis j'explore le mur à la recherche d'une aspérité coupante.
Je frotte la cheville droite sur l'arête en pierre. La douleur croît, je serre les dents, je ferme les
yeux et je frotte de plus en plus vigoureusement. Je m’arrête.
Ma cheville est brûlante, mais le sang ne coule pas. Je m'obstine. Tant pis pour la douleur ! Du sang
apparaît, mais il faut que cela saigne davantage. Je frotte encore.
Puis je m’assieds, j'étends le tissu sur le sol, j'enrobe de sang l’auriculaire de la main droite et je
forme la première barre de la lettre A. Je trempe à nouveau le doigt et je recommence. Je termine
enfin le A. Le I est facile, mais le M requiert du temps.
Je souffre en silence ; je suis habitué à la douleur. Cela dure, car le sang ne coule pas en abondance.
Finalement, je termine la barre inférieur du R. J'ai réussi ! J'ai écrit le mot AIMER sur mon morceau
de tissu. Je le laisse sécher. Dorénavant je me conformerai à cet idéal.
Je suis épuisé par l'effort et l'exaltation. Je somnole. La paix coule en moi, j’écoute les battements
de mon cœur jusqu’à ce qu’ils se calment. Cette accalmie dans la tourmente me rend de l'espoir.
Toute vie semble à nouveau possible. Le beau, le bien, le juste, le vrai exhausseront l’humanité en dépit
de ma détresse et de mon indignité parce que je vais aimer tous mes frères en Dieu, même mes
bourreaux.
Je vérifie que le verbe sacré est bien sec avant de le glisser sous la ceinture élastique de ma culotte.
Il ne me quittera plus, mon sang n'aura pas coulé en vain.