De l'aube à l'aurore - Goutte de sang - Aimer (1)

Un monde à refaire

Oradour
Goutte de sang

Aimer (1/2)

Maman, que tu es loin ! Le monde a basculé avec l’église en flammes. Je suis parti en balade sans savoir. J’aurais dû rester avec toi, quitte à mourir. Viens sécher mes larmes ! Avant, tout était simple et facile. Maintenant c'est la faim, le froid, les bourreaux et l’injustice.
Maman, rien ne vaut ta tendresse. Une caresse et un sourire valent bien plus que toutes les splendeurs du monde ! Tu veillais sur moi, toujours un second moi-même qui me protégeait et m'aidait à grandir.
Regarde ce qu’ils ont fait de ton petit Olivier ! Où que tu sois, quoi que tu fasses, regarde-moi et tente de m’aider ! Pourquoi te tais-tu ? Comme tout est devenu étrange ! N’étais-tu pas avec moi ? N'était-ce pas il y a quelques jours ? C’est si loin déjà.
Tout est comme si rien n’avait jamais existé. Je deviens fou de ton absence. Réveille-moi de mon cauchemar ! Ton petit Olivier va mourir, il n’aura pas vécu. Pourquoi m’avoir aimé ? Pourquoi m’avoir bercé ? Pourquoi m’avoir éduqué ? Pourquoi, maman, pour quoi ?

Et papa aussi ! À quoi me sert son appui ? Il n’est plus là. Je le cherche en vain. Il m’aurait protégé au risque de sa vie. Papa, pourquoi te tais-tu ? Pourquoi n’y a-t-il plus personne ? Pas même Christelle ! Ni Pierre !
Je ne vous oublierai jamais, je vous aimerai follement, jusqu’au bout. Mais moi, on m’oubliera, car on ne m’aime pas. C’est à moi d’assurer votre pérennité.
Maman, maison, jeux, le bonheur tient à tous les petits détails de l'existence quotidienne. Les perdre, c'est entrer dans les cauchemars. L’indépendance, c’est le commencement de la fin. Je ne mourrai pas des coups, ni des tortures, ni de la faim, mais du manque de tendresse.

Maman tenait absolument à ma profession de foi, papa et Pierre y étaient favorables et bien entendu, Christelle était contre. Maman a demandé à mon parrain et à ma marraine de me convaincre.
Je trouvais cela inutile et ringard ; ce qui me déplaisait, c'était de devoir aller au catéchisme. Et beaucoup de mes copains étaient aussi peu enthousiastes que moi.
En plus, la dame du catéchisme avait des idées bizarres. Elle parlait souvent d'engagement chrétien. Mais un engagement où nous devions à la fois faire un choix personnel et nous aligner sur l'éthique chrétienne, requiert deux « moi ». Et pour peu qu'un troisième « moi » s'interroge sur cette contradiction, nous devenions aussi trinitaires que Dieu !

Ceci dit, un père qui se disait croyant mais ne consacrait pas une minute au service de Dieu, un frère qui se disait catholique mais ne ratait pas une occasion de critiquer le pape, une mère très croyante mais dont la foi s'alimentait au bouddhisme et aux textes ésotériques de l'évangile selon Thomas et enfin une sœur qui tirait à boulets rouges sur toute forme de religion, cela faisait un cocktail qui ne portait guère aux élans mystiques.
Et pourtant le cours de catéchisme produisait parfois une musique plaisante, celle d'un monde réconcilié où tous pourraient s'entendre et s'aimer. Cette image me séduisait, elle me séduit encore.

En pratique, ma profession de foi a surtout été l'occasion d'inviter toute la famille à fêter l'accession du benjamin au stade de grand garçon.
Et paradoxalement, elle a permis à maman de louer une aube dont la blancheur mettait en valeur mon innocence et ma pureté et de m'offrir un costume de collégien comme on en portait il y a un siècle en Angleterre.
Maman m'a obligé de le porter pour la messe. Papa et Pierre l'approuvaient, mais n'allaient pas à l'église. Quant à moi, je patientais. Je savais que la marotte de maman s'achèverait avec les mois d'été.
Maman n'allait pas à la messe quand elle était en voyage. Et dès notre retour à la maison, j'aurais obstinément refusé d'y aller. J'aurais eu beau jeu de dire qu'à l'exception de maman, aucun membre de la famille n'allait à l'église.

Et maintenant je suis seul ! Et quand je dis « je », plus que jamais je suis un corps. Je lèche mes blessures comme les petits chiens. La salive diminue un peu la douleur des brûlures. Je me masse les bras et les jambes. Je marche pour réduire l'ankylose.
Une croûte épaisse couvre les douloureuses blessures des chevilles. C'est une bonne leçon, je ne dois jamais utiliser ma force contre moi ! La fraîcheur des nuits ardennaises ne m'a pas rendu malade, je dois être plus résistant que je le croyais.
Mais bien que je m’endurcisse, je reste très faible. Si je pouvais manger, cela irait mieux. Je ne crois pas à la promesse de Comtesse, surtout après ma rébellion. Le pain que j'ai mangé me fait mal au ventre, mais je dois manger.

Je pense aussi à l'école, aux camarades de classe, aux bancs modernes et fragiles et aux profs. Il y avait la prof de langues, difficile et sévère, et le prof de français qui allait sans cesse de gauche à droite sur l'estrade, et la jeune prof de maths, si timide qu'elle avait hésité à entrer dans la classe le premier jour.
Sans travailler beaucoup, j'étais parmi les premiers de la classe. J'aurais sans doute pu devenir le premier, mais les cours m'ennuyaient. Il fallait rester attentif et écouter des explications simplistes mille fois répétées.
Mon esprit vagabondait de l'autre côté des grandes vitres. J'avais développé l'aptitude à mémoriser automatiquement les derniers mots de l'enseignant de manière à pouvoir les lui ressortir au cas où il m'interrogerait.
Toutes ces exigences agaçantes qui érodaient notre besoin d'action, me semblent à présent aimables et aimantes. Les profs voulaient être obéis tout en restant gentils, une équation en fait insoluble.
Le résultat était une lutte sourde où chacun tentait d'accroître son pouvoir, nous notre autonomie et eux leur contrôle. Que cette guerre larvée me semble niaise à présent ! À quoi ressemblent ces petites vexations en comparaison de ce que je subis ?

Avant j'étais libre, j'allais où je voulais, je faisais ce que je voulais. Bien sûr il y avait les petites agaceries quotidiennes : les devoirs, les leçons, le rangement de la mallette.
Et aussi, faire mon lit, ranger mes vêtements, mon vélo et mes jouets, me laver, avoir les mains propres pour le repas, vider mon assiette, me laver les dents, demander la permission pour sortir, rentrer à l'heure prévue et plein d'autres petites contraintes.
Et les corvées ! Je les trouvais insupportables, alors qu'elles n'étaient que les menus services obligés de la vie courante. Je croyais être sage et docile, mais je m'insurgeais souvent.
Pourquoi ne pas me soumettre à une discipline aussi légère ? Pourquoi ne pas faire ces petites tâches avec le sourire ? Tout cela était simple et facile. C’est seulement maintenant que je réalise à quel point j'étais capricieux, égoïste et niais.

N’empêche ! Cela tenait de la tyrannie rampante. Toute action, même aimante et généreuse, qui se traduit par de petits règlements simples et rognent la liberté individuelle, aboutit à une dictature de fait qui cherche à taire son nom.
Nos parents avaient la hantise que nous leur désobéissions et que nous ne nous conformions pas à leurs décisions. Plutôt que cette mise sous tutelle hypocrite, ils auraient dû employer la force, cela aurait été plus franc, plus honnête, plus propre !
En fait ils agissaient par délégation. On leur avait dit que c’était la bonne manière d'éduquer les enfants et ils répétaient leur leçon. Mais je dois aussi admettre que je n'avais pas du tout envie d'être soumis par la force !