De l'aube à l'aurore - L'ermite et le pèlerin - Leffe (15 mars 2011)

Un monde à refaire

Cabo Fisterra

Leffe, 15 mars 2011

Je me lève à six heures, je me lave et je prépare mon sac à dos. J'ai conçu un mode de rangement qui me permet de bien répartir la charge et de mettre dans le haut du sac ce que j'emploie plus souvent.
Au cours du déjeuner, je parle enseignement avec Thierry Scoyer. Nous évoquons des gens que j'ai connus à l'école primaire Saint-Berthuin.

Dans une société qui n'a pas de grandes ambitions éducatives ni de grand projet d'avenir, dans une société qui s'interroge sur ses choix et son devenir, l'éducation libérale va de soi. N'est-ce pas dans les années vingt, après la « crise de l'esprit » commentée par Paul Valéry que l'éducation permissive a connu ses plus forts moments ?
A contrario, chaque fois qu'un peuple s'est senti investi d'une mission, il a martyrisé ses enfants dans l'espoir d'en faire les êtres d'exception auxquels il rêve : Sparte, Rome, l'âge classique, l'époque victorienne, hier les États-Unis, aujourd'hui la Chine.
Martyriser les enfants pour en faire des suppôts de l'économie de marché et détricoter la démocratie (il est politiquement correct de parler d'aider à réussir les études et de réduire les incivilités) pourrait n'être qu'un feu de paille, car une mission motive davantage qu'une obligation morale.

À la rue de Cahoti je passe par le chemin privé du Bois des Fiefs. Dans la montée il y a des chablis. Je retire mon sac, je le dépose après quelques grosses branches, je franchis deux fois plus de branches, je récupère mon sac et je le dépose quelques branches plus loin. Et je répète cette opération une centaine de fois.
Ma progression est lente, pénible et fatigante, mais je sais qu'après trois cents mètres, je sors des bois. Les chablis couvrent toute la montée. L'ironie, c'est que je n'ai jamais eu de problème sur ce chemin. Il aura fallu que j'aille à Fisterra pour en avoir.

Autoroute

Du haut du pont, j'observe le trafic routier sur l'autoroute. Ma route n'y accède pas. Eux et moi sommes complètement séparés.

Je vis au rythme lent de mes pas, eux vivent au rythme rapide de leur stress. Nous ne pouvons pas nous rencontrer.
Je préfère ma route, le calme paisible des Plains de Mianoye et le charme discret du hameau de Gochelaine.

Après les Plains de Chansin, je descends dans la vallée du Bocq, une rivière que les forges animèrent autrefois.

Au détour de l'ancien chemin, je longe une ancienne carrière, une désolation industrielle. Tout est à l'abandon.

Le chemin, très caillouteux, descend raide dans la vallée.

Gare près du Bocq

Je fais une pause devant la gare de Dorinne-Durnal, près du Bocq.

Ce bâtiment reprend vie quand le train touristique le sort de sa torpeur.

Le délabrement suinte de partout. Voilà ce qu'il reste d'une région quand la richesse est partie.

J'aime les ponts, mais ce qui m'attire, c'est l'eau.

Le Bocq

Je pense aux autistes qui ont souvent de l'attrait pour l'eau.

Ne sont-ils pas humains, eux aussi, représentants de l'espèce ?

Mieux les regarder permettrait peut-être de mieux nous connaître.

À Dorinne, les grandes éoliennes bordent la voie romaine de Tongres à Dinant.

La Belgique a un grand retard dans le développement de l'énergie éolienne.

À la sortie d'Awagne, j'accède au GR 654, la voie qui va de Namur à Vézelay. Je suis déçu de ne voir aucune balise de Compostelle, il n'y a que les balises rouges et blanches du GR et elles n'ont même pas été rafraîchies.
Entre Awagne et Le Buc, à hauteur du « chantoire » (c'est le nom qu'on donne aux pertes d'eaux dans le Condroz), le chemin est complètement sous eau et je dois faire des acrobaties le long d'un fil de fer barbelé pour progresser.

Ancienne balise

Un peu plus loin je vois pour la première fois une balise de Compostelle, une très vieille balise belge à demi déchirée.

En fait le chemin n'est pas balisé. Les pèlerins longent la Meuse et ne se hasardent pas aux montées et descentes parfois périlleuses du GR.

Les nuages et une légère brume rendent terne la belle vue panoramique du Buc.

Je connais ces lieux, mais je porte un autre regard sur eux. Ils anticipent les paysages que je verrai tout au long de mon pèlerinage et que je suis impatient de découvrir.

Je descends par le petit chemin Sainte-Anne et j'arrive à l'abbaye de Leffe. Comme il est trop tôt pour demander l'hospitalité, je vais acheter des boissons au Delhaize et je visite Dinant avec mon sac à dos. Je m'intéresse au Père Pire, à Adolphe Sax (le père du saxophone) et à la cathédrale.

À quatre heures je sonne à l'abbaye. La secrétaire me dit qu'elle ne parvient pas à toucher le Père Hugues, ma personne de contact et elle me conseille de revenir à cinq heures. Je fais un nouveau tour dans Dinant.
Avant de partir j'ai réservé mes hébergements jusqu'à la frontière française : Assesse, Leffe, Mazée et Oignies-en-Thiérache. Je voudrais réserver à Rocroi ; au syndicat d'initiative, on me dit qu'à la Maison africaine il y a moyen de téléphoner à l'étranger. La France est-elle si loin d'ici ?
L'office du tourisme de Rocroi m'apprend que le gîte municipal est fermé toute l'année suite à des travaux de réfection. Je consulte ma liste des lieux d'hébergement : elle mentionne deux chambres d'hôtes à Rocroi. Je leur téléphonerai demain soir.
Pour alléger mon sac, j'ai laissé mon GSM à la maison. Pour faire mes réservations, je compte sur les cabines téléphoniques et à défaut, sur le téléphone de mes hôtes.

À cinq heures, à l'entrée de l'abbaye, je croise la secrétaire qui me dit que son service est terminé. Elle me conseille de sonner en espérant qu'ils m'ouvriront, car elle n'a vu personne pour assurer la relève. Effectivement je sonne sans obtenir de réponse.

Un quart d'heure plus tard, un Père raccompagne un visiteur. J'en profite pour entrer. Il me dit que ce n'est pas lui qui s'occupe de la porte d'entrée et qu'il regrette qu'il n'y ait personne pour le faire. Je compatis.
Je lui donne la raison de ma visite. Il m'invite à m'asseoir et me dit qu'il va prévenir le Père Hugues. Quand on est pèlerin, il faut être patient. Avoir longtemps fait les navettes en train sans s'énerver est un bon entraînement.
Le Père Hugues me reçoit. Il est très gentil. Je lui demande de tamponner ma crédenciale ; il me dit qu'il s'en occupera demain, après le déjeuner et il s'en va. Je m'installe et je prends ma douche.

Je me suis beaucoup intéressé aux croyances dans les sciences, l'économie et la politique, mais pas dans les religions. Cela doit néanmoins être instructif, car les croyants disposent d'un arsenal de moyens pour lutter contre leurs doutes et se maintenir dans leur foi.
Avec Dieu, nous sommes forcément dans le monde de l'apparence. Dieu, pour autant qu'Il existe, n'a probablement rien à voir avec ce que les êtres humains racontent à Son propos. Merci, Voltaire !
C'est particulièrement évident dans le cas du christianisme où il a fallu distinguer le Jésus « théologique » du Jésus « historique ».

Moi qui ne suis pas croyant, je participe aux vêpres, cela me semble un signe de respect et de gratitude pour mes hôtes. Il s'agit d'un rituel formel et codifié qui me semble assez emprunté, mais auquel les Pères sont visiblement accoutumés.
Ce qui me surprend, c'est leur petit nombre. Peut-être certains d'entre eux sont-ils en mission ?

Je soupe avec un jeune Dinantais qui a vécu son enfance à Andenne. Il semble nerveux et anxieux, il me dit qu'il séjourne pendant quelques jours à l'abbaye. Nous échangeons des propos assez généraux.
Puis, sans transition il s'en prend aux étrangers « qui viennent prendre le pain des Belges ». Je lui dis qu'étranger, c'est ce que je risque d'être pendant quelques mois en France et en Espagne.
Mais il me semble très crispé sur ses idées et je passe à un autre sujet. Probablement mon jeune compagnon ne connaît-il pas le « marchand de bonheur » des Compagnons de la chanson.

Pour ma part, je n'ai pas trop envie de m'en prendre à des minorités qui ne sont pas trop à même de se défendre, c'est un peu trop facile. Je me sens ouvert et tolérant, je suis le pérégrin, l'étranger qui connaît mal la langue du pays, le vagabond.
Et moi aussi, j'ai les quatre saisons pour aller flâner. La musique et les chansons nous sauvent de tout.
« Sans la musique la vie serait une erreur. » Merci, Friedrich Nietzsche.

À huit heures, je vais dormir.

L'abbaye me ramène à moi-même.
Il y a bien longtemps, vers mes seize ans, je fus un catholique fervent, membre des Fraternités Chrétiennes, promis au séminaire. Puis, peu à peu j'ai « perdu » la foi (comme on dit), bien que je n'aie jamais eu l'impression de perdre quelque chose.
C'était plutôt un éloignement progressif à cause de la tiédeur des catholiques les plus investis dans l'Église, puis cela a été la sensation d'un leurre, d'une énorme tromperie, et à partir de vingt-cinq ans, c'est le glissement progressif vers la mécréance, ce que je ressens comme un gain et non comme une perte.
Sur le chemin je rencontrerai de nombreux catholiques. Je ferais bien de clarifier ma position vis-à-vis de l'Église.