Assesse, 14 mars 2011
Dix heures vingt-trois. Il fait frisquet, les nuages et le vent annoncent la pluie. Je mets en route la balise qui permet à trois amis de me localiser.
Ma montre avance de quatre minutes, une ancienne habitude qui m'évite d'arriver en retard aux réunions et aux rendez-vous. Je ne la mets pas à l'heure, ainsi je serai un pèlerin « en avance sur mon temps ». Quatre minutes, ce n'est pas grand-chose, mais c'est mieux que rien.
J'ai écouté les conseils d'anciens pèlerins, je me suis préparé et entraîné, je me suis équipé, je ne me suis pas trop chargé. J'ai prévu de marcher de vingt à vingt-cinq kilomètres par jour en suivant les chemins balisés. J'irai à mon rythme et je raccourcirai l'étape quand je ne serai pas en forme.
J'ai souvent fait des promenades, mais jamais des randonnées. Depuis longtemps je voulais en faire une, marcher jour après jour en consacrant du temps à ce mélange de réflexion et de rêverie qui accompagne d'ordinaire mes pas.
Un jour j'ai lu un texte sur la voie du Puy, la « via podiensis », celle qui va du Puy-en-Velay
à Santiago de Compostela. Cela m'a séduit. La Margeride et l'Aubrac sont des régions peu habitées comme je les
aime.
Puis, quand j'ai constaté que mon village était plus près du Puy que le Puy de Santiago, j'ai décidé de partir de
chez moi : Haillot – Vézelay – Le Puy-en-Velay – Rocamadour – Saint-Jean-Pied-de-Port – Santiago de Compostela
– Cabo Fisterra.
Je marche sur une route que je connais bien, celle qui me mène à Ohey, le village voisin, à trois kilomètres de chez moi. Je marche dans mon pays comme je l'ai souvent fait, mais cette fois c'est pour le quitter pendant quatre mois.
Ce pèlerinage est un entre-deux. Ma marche a commencé bien avant mon départ et ne s'achèvera qu'avec mon dernier pas. Le temps humain est une corde tendue entre la naissance et la mort, c'est le fil des Parques.
J'en profiterai pour ruminer les questions qui me turlupinent depuis longtemps, notamment celle
de la croyance : l'être humain semble disposé à croire tout et n'importe quoi et il s'attache tellement à ses
croyances qu'il lui arrive bien souvent de nier des évidences.
À l'adolescence je me suis intéressé aux croyances des Spartiates puis à celles des Sioux. Et s'ils avaient raison
et nous tort ? Il n'y a pas moyen de départager ces systèmes de pensée, dont l'être humain semble si friand.
J'appelle « croyance » l'action de croire en quelque chose dont on peut démontrer l'inexistence.
Par exemple, croire que la fin du monde aura lieu le 21 octobre 2011 est de l'ordre de la croyance, car on pourra
vérifier si cela se passe effectivement.
Par contre, croire en un dieu dont on dit d'emblée qu'on ne peut pas prouver l'inexistence (pas plus que l'existence
d'ailleurs), ne relève pas de la croyance, mais d'un fonctionnement somato-psychique très répandu chez les êtres
humains. Cela ne veut pas dire que les religions ne charrient pas de nombreuses croyances.
Je m'arrête à l'aubette d'Ohey – je préfère « aubette » au vulgaire « Abribus » – et je mets par écrit quelques réflexions à propos de la croyance.
Le langage alimente les croyances par les contes (la manière de conter le passé) et par les songes
(la manière de rêver le futur). Le présent et le réel sont les deux absents alors qu'eux seuls sont effectivement
vécus.
Cette mise à distance du présent et du réel est portée par le langage, qui construit un espace au sein duquel nous
nous sentons plus « vrais », c'est-à-dire moins réels, moins tels que nous sommes, car la « vérité » délimite
toujours un mensonge sinon elle ne serait que de la « bête » évidence.
Je repars. Il fait froid. Peu avant Wallai je troque ma veste imperméable contre ma polaire. J'observe le Domaine de Francesse, un ancien couvent, un bâtiment hautain à l'architecture à la fois moderne et baroque.
Depuis ce matin je porte un autre regard sur mon pays, il me semble plus beau. Courbes du Condroz, pâtures et champs et fermes du labeur humain, je vous salue, je vous quitte, je ne vais plus vous voir pendant des mois.
J'arrive à Petite Gesves à midi et demie. J'achète trois gaufres à la boulangerie-pâtisserie près de l'église, là où on m'a offert de l'eau lors de mes marches d'entraînement. L'être humain est quelque chose entre le penseur et le mangeur de gaufres. L'un ne va pas sans l'autre.
La vallée d'Hoûte, dans son écrin de verdure, me semble plus jolie que jamais. Mignonne, dressée et bien tenue, elle plairait à un peintre de la Renaissance pour servir de fond paysager à un tableau.
À une heure je m'arrête à l'aubette de Petit Pourrain. Voilà le refuge du pèlerin quand la pluie tombe. Il a plu hier et avant-hier, mais aujourd'hui le temps semble moins perturbé.
Ce dépouillement a tout pour me plaire. Me voici libre comme le vent, déchargé du superflu !
Muni de mon baluchon, de mes espoirs de deux sous, de ma diamantine, je suis là, nulle part et partout, léger, voyageant au gré du vent qui passe.
À propos de baluchon, il s'agirait plutôt d'un sac à dos. Je l'ai préparé un mois avant mon départ et je n'ai pas cessé de supprimer ce qui risquerait d'être inutile et ce que je pourrais me procurer en cours de route. Le résultat, c'est que mon sac pèse sept kilos et demi.
Le risque des premiers jours de marche, ce sont les ampoules.
J'ai pris les devants. Jeudi passé, j'ai voulu faire un essai de trente-sept kilomètres sur le chemin de halage qui
longe la Meuse. J'ai mis des vieilles bottines et des vieilles chaussettes pour ne pas user mon matériel de randonnée.
Mal m'en a pris ! Après six kilomètres, je me suis mis à boiter. Je suis rentré chez moi avec une grande ampoule pleine
de sang. Hier j'ai mis un Compeed et j'ai fait une courte promenade, il m'a semblé que cela allait. À présent je
croise les doigts pour que cela ne s'aggrave pas.
Un conducteur s'arrête à ma hauteur. Il me dit que j'en ai de la chance, de pouvoir me balader. Je me dis qu'une balade de trois mille kilomètres, c'est plutôt longuet. Il me demande où je vais. Ma destination l'enthousiasme, il me dit qu'il fera le pèlerinage quand il sera prépensionné.
À deux heures je me recueille devant le cimetière d'Assesse.
Compostelle dérive du mot latin « compositum », qui désigne un cimetière collectif (« composition des corps » pour la
« décomposition des corps » – magie des mots).
Compostelle, là où le dernier soleil du continent européen meurt dans la mer, voilà un lieu tout désigné pour être
cimetière. Les cimetières me font signe, ils m'assurent que je suis sur la bonne voie. Certains pèlerins visitent
les églises et les chapelles, pour ma part je préfère les cimetières.
Pourquoi se lamenter sur les cimetières ? Le privilège de ceux qui vont mourir, c'est qu'ils sont nés.
Nous aurions pu ne pas naître et ne pas vivre. Nous pensons trop à notre mort et pas assez à notre naissance.
Les Hindous qualifient leurs divinités de « non nées ». Je leur préfère les « non morts », c'est-à-dire les êtres vivants.
Aujourd'hui les « non nés » sont morts et les seuls vivants sont les « non morts », parole de mécréant !
J'arrive à la chambre d'hôtes, le « Bouche à oreille ». Il est deux heures et demie, c'est trop tôt. Mon hôte est
directeur d'école et ne rentrera pas avant cinq ou six heures.
Il faut ne pas connaître grand-chose à l'enseignement pour prétendre que les enseignants ne travaillent pas beaucoup.
Après la fatigue causée par la turbulence des enfants (ce qui n'est pas rien, surtout aujourd'hui), il reste beaucoup
de travail : rencontrer des parents, préparer des leçons, corriger des travaux, organiser une sortie, et j'en passe.
Je fais le tour de la localité. Il y a de nombreux établissements financiers, banques et assurances, mais nulle part
où s'abriter de la pluie et nulle part où s'asseoir. Un passant me dit qu'il y a un banc devant l'église, mais je
ne le trouve pas.
Il y a quand même une épicerie, elle ouvre à quatre heures. Si la finance continue à tout envahir, les pèlerins et les
randonneurs seront contraints de manger des billets de banque.
Je m'assieds sur la première marche de l'escalier que j'emprunterai demain. J'envoie un message « OK » sur ma balise et je la coupe.
Cet escalier est très inconfortable. En plus les nuages sont menaçants. Je vais voir s'il y a un abri à la gare d'Assesse.
Le bâtiment de la gare est en ruine
Il me semble que depuis trente ans, le service au public ne cesse pas de régresser. La cathédrale ferroviaire de Liège est
l'arbre qui cache la forêt.
Il y a un abri avec de superbes fauteuils rouges en métal. C'est un palais pour le pèlerin, peu importent les déchets et
les ordures !
Si la vérité se contentait de décrire ce qui est, elle n'intéresserait personne, car « tout le monde
sait cela ». Elle n'est intéressante qu'à partir du moment où elle infléchit le réel ou qu'elle lui substitue une
représentation séduisante.
Et plus ce mensonge est gros, plus on fait appel au prosélytisme. Celui-ci révèle l'épaisseur du mensonge. C'est un des
rares points communs entre les militants d'extrême gauche et les témoins de Jéhovah.
J'achète un paquet de biscuits pour demain, car il n'y a pas de ravitaillement d'ici à Dinant.
Je gère l'argent simplement : un peu dans le portefeuille et une petite réserve dans le sac à dos. Ma carte Maestro
suffit, car il y a des distributeurs de billets un peu partout. L'abondance des agences bancaires n'a pas que des
mauvais côtés.
Avant de partir j'ai repéré une petite poche sous mon sac à dos. Je n'ose pas croire qu'il s'agit d'une cachette pour
dissimuler de l'argent, ce serait trop naïf. Et de toute manière, une poche sous le sac, ce n'est guère pratique.
Le « Bouche à Oreille » est la chambre d'hôtes où je loge ce soir.
Des lieux où je passerai la nuit, j'en verrai plus d'une centaine avant d'arriver à Fisterra.
Je fredonne une chanson qui a bercé mes dix ans.
« Je suis le vagabond, le marchand de bonheur.
Je n'ai que des chansons à mettre dans les cœurs.
Vous me verrez passer, chacun à votre tour,
Passer au vent léger, au moment de l'amour. »
Elle était interprétée par les Compagnons de la Chanson avec la voix forte, pure et convaincante de Fred Mella.
Au hasard des rues d'Assesse, un beau chat cligne des yeux sur un appui de fenêtre. Il me regarde avec un dédain
certain.
D'accord, je ne suis pas terrible ni génial en pèlerin, j'ai plutôt l'air godiche. Il y a ceux qui apprécient et ceux
qui rigolent.
Tout le monde n'a pas la sagesse d'Antisthène et de Diogène de Sinope. Ce chat est un vrai cynique.
Un chat qui prend exemple sur les chiens, il y a de quoi perturber un zoologiste !
Un pèlerin n'est pas ermite, l'ermite rumine et le pèlerin chemine. Un errant n'est pas un sage, c'est un hère qui cherche son havre et sa pitance, qui songe le futur et conte le passé, et qui est donc forcément un croyant.
Ce chat et moi ne suivons pas le même chemin. Il est plus sage que moi, il est logé et nourri et il fait ce qu'il veut.
À six heures moins le quart, je sonne au « Bouche à oreille ». Mon hôte m'accueille comme un prince. C'est un peu
cela la vie de pèlerin : une fois mendiant, une fois prince. Il y a tout ce qu'il faut chez lui : douche, lit et
de quoi raccorder mon appareil respiratoire.
J'ai besoin de cet appareil, car j'ai des apnées du sommeil. Si je ne l'avais pas, je dormirais mal et mes ronflements
réveilleraient tout le voisinage.
Cela alourdit mon sac d'environ deux kilos. Vide, mon sac pèse un kilo et demi. Mon matériel de pèlerin ne pèse que
quatre kilos.
Nous soupons avec la fille de mon hôte et un ancien jacquet, Henri. Il est parti d'Erpent et il a fait la voie de Vézelay jusqu'à Santiago. Je lui parle de Jean-Pierre Laruelle, un randonneur émérite. Il le connaît effectivement. Jean-Pierre m'a donné plein de conseils utiles pour mon périple et je lui en suis très reconnaissant.
Henri évoque ses souvenirs sur le Camino, puis nous parlons de tout et de rien et nous refaisons le monde. Y a-t-il occupation plus passionnante ?
D'ailleurs, depuis qu'on demande aux pauvres de se saigner aux quatre veines pour enrichir les riches, depuis qu'on s'acharne à détruire la planète en exigeant des ploucs que nous sommes de trier leurs déchets, depuis qu'on protège la démocratie en la dotant de plus en plus de policiers musclés, et j'en passe, il y a des choses à dire !
Nous passons une soirée très agréable. Je promets à mon hôte de lui envoyer une copie de ma Compostela.